Etienne De Gensanne (1776)

HISTOIRE NATURELLE

DE LA PROVINCE DE LANGUEDOC

Extraits à propos de l'or

Nous avions une occasion trop favorable, en parcourant tous ces cantons, pour ne pas donner une attention particulière à l'examen d'un objet qui a plus d'une fois excité l'attention du Ministère : je veux dire la source & l’origine des paillettes d'or qu’on ramasse dans les principales rivières aurifères des Cévennes, telles que l’Ardèche, la Sèze, le Gardon & l'Erault ; & nous osons dire que le compte que nous allons en rendre mettra enfin cette question dans tout son jour.

L'idée vraiment déplacée où l'on a été jusques ici, que ces paillettes étoient détachées par les ravins des filons d'or cachés dans ses Montagnes, & entraînées dans les sables de ces rivières, a dérouté tous ceux qui ont entrepris ces sortes de recherches. Le célèbre M. de Réaumur y a vainement employé a deux reprise toute sa sagacité ; & en dernier lieu, M. l'Abbe de Gua s'y est inutilement occupé avec un zèle qui n'a été que trop funeste à sa santé.

Il faut cependant convenir que ces paillettes qu'on trouve toujours isolées & jamais unies à aucune espèce de matrice, & dont quelques-unes sont à peine visibles, n'auroient pas dû faire naître l'idée qu’elles ont été détachées de quelques maîtres filons, qui, comme on sait, sont toujours composés ou de quarts ou d'une roche cornée ordinairement verdâtre & un peu transparente, & il n'est pas naturel de croire que ces paillettes ayent pu être détachées de ces roches sans que ces dernières ayent été brisées en même tems & sans qu'on n'en aperçût aucun fragment dans ces rivières, ce qui n'est pourtant pas. Ces considérations me firent sentir que les pailletes d'or qu'on ramasse dans les rivières aurifères du Languedoc, ne proviennent pas de ces sortes de filons, & qu'il falloit en chercher l'origine ailleurs.

Pour rendre un peu plus sensible ce que nous avons à dire sur cette question de Minéralogie, nous observerons d'abord que dans tous les endroits où il se trouve des Charbons de Terre ou d'autres substances bitumineuses, on aperçoit des terres fauves plus ou moins foncées, qui, dans les Cévennes sur-tout, forment un indice certain du voisinage de ces Charbons .

Ces terres bien examinées ne sont autre chose que des roches calcaires dissoutes par un acide qui leur fait contracter une qualité ferrugineuse & conséquemment cette couleur ocreuse.

Lorsque la dissolution de ces pierres est en quelque sorte parfaite, les terres rouges qui en proviennent prennent une consistance argilleuse, & forment des véritables bols ou des ocres naturels. Le bol d’Arménie si connu dans le Commerce ne diffère en rien de ceux qu’on trouve en différents endroits du Languedoc, sur-tout aux environs de Tuchan dans les Corbières. Lorsqu'au contraire cette dissolution est moins parfaite, ces terres sont plus grossières & en quelque sorte sablonneuses.

Elles sont plus ou moins foncées, suivant qu'elles sont plus ou moins imprégnées d’une substance ferrugineuse. C'est dans ces dernières terres que se forment les paillettes d'or en question ; mais une circonstance bien remarquable, c’est que quoique ces terres soient toutes de même nature, & qu'elles ayent constamment la même origine, l'or ne se forme pas indifféremment dans toutes ; il n'y a que dans celles où l'on remarque des petites pierres noires, lisses & fort semblables à de la pierre de touche, qu'on trouve de paillettes de ce Métal ; on en chercheroit en vain dans les terres où l'on n'aperçoit point ces pierres noires.

Les Orpailleurs du pays les appellent la Mère de l'Or, & ce qui est bien certain, c’est que plus on trouve de ces pierres noires dans les terres fauves, plus on y aperçoit de paillettes d'or ; ce fait est connu depuis long tems ; car Agricola, en parlant de l'Or des Cévennes, il y a plus de deux siècles, dit qu'il s'y trouve parmi des petites pierres noires : Aurum in Cebennis (dit ce savant Minéralogiste) invenitur in lapillis nigris. Au surplus, ce que nous appelons ici pierres noires, n'est rien moins que des pierres ; ce sont au contraire des grains fort lisses & plus ou moins gros, d'une véritable Mine de Fer, bien caractérisée & très-attirable par l'aiman.

Nous avons fait casser un très-grand nombre de ces grains ferrugineux, sans avoir pu y apercevoir la moindre paillette d'Or dans leur intérieur : il y en a beaucoup, sur-tout les plus gros, qui ont des fêlures remplies de terre fauve toute parsemée de paillettes, & cela doit être comme on verra dans la suite.

Ce Minéral est fort riche en or ; j'ai fait plusieurs essais de celui qu'on trouve le long de la Sèze, depuis St. Ambrois jusques au-dessus de Maubos, sur la petite rivière de Gagnère, & il m’a toujours rendu au-dessus d'une once d'Or au quintal ; mais la fonte en grand de ce Minéral, quoique possible, n'en seroit pas moins difficile, parce qu'il renferme au-delà des trois quarts de son poids en Fer, qu'il faut détruire pour en avoir l’Or.

Il y a quantité de ces terres fauves aurifères le long des côteaux, au-dessous du Château de Montalet jusques à Roubrac. Il y en a aussi beaucoup le longdes côteaux qui bordent la rivière de Gagnère. On trouve aussi une assez grande quantité de scories provenant d’anciennes fontes sur cette rivière à peu de distance de Maubos, comme l'a très-bien remarqué M.l’abbé de Gua ; mais on ne doit pas conclure avec ce savant Académicien que ces scories proviennent des fontes d'une Mine d'Or & d'Argent qu'on ait exploité dans cet endroit.

Elles proviennent au contraire des fontes de Mines d’Antimoine qui sont très- communes dans ces cantons : on en exploite une actuellement près de Maubos. Quant à l’Or & l’Argent qu'on a trouvé dans les essais de ces scories, cela n'a rien de surprenant. On sait que les Mines d'Antimoine recèlent ordinairement plus ou moins de ces métaux, & comme le feu qu'on donne à ces Mines pour les fondre n’est pas assez fort pour fondre l'Or & l'Argent qui y est minéralisé, il est tout naturel qu’on les retrouve dans les scories.

Mais pourquoi l'Or ne se forme-t-il pas ici indifféremment dans toutes ces terres fauves, la plûpart contiguës & d'une même nature ? & pourquoi ne se trouve-t-il que dans celles où l'on aperçoit des grains de Mine de Fer isolés ?
Pourquoi enfin ces grains ferrugineux ne se trouvent-ils pas indifféremment dans toute ces terres ?

Toutes ces questions, je l'avoue, m'embarrassèrent furieusement pendant près de trois mois. Je ne sais combien d'idées me passèrent par la tête pour tâcher d'en découvrir la cause qui me tenoit fort à cœur, mais inutilement ; &, je le dis, ce ne fut qu'au hasard que je dus enfin la découverte de ce Phénomène : voici comment ?

Après avoir visité les Diocèses d'Usès & d'Alais, je passai dans celui de Montpellier. Arrivé à St. Bausile ou St. Basile sur l'Erault, j'y trouvai des Orpailleurs qui s'occupoient à chercher des paillettes d'or le long de cette rivière : ils m'en firent voir une qu'ils venoient de trouver qui pesoit près d'un gros, elle étoit fort mince, mais large ; ils m’assurèrent qu'il y avait peu de tems qu'ils en avoient trouvé une qui pesoit au-delà de demi once.

Je leur demandai s'ils trouvoient ces paillettes dans le sable de la rivière ; ils me répondirent que non, mais qu'elles se trouvoient entre deux bancs de roche qui traversent la rivière, & qu'ils ne pouvoient en avoir que lorsque les eaux étoient basses ; ils m'ajoutèrent que s'il leur étoit libre de travailler sous une vigne qu'ils me montrèrent, & qui borde la rivière, ils seroient bien-tôt riches, mais que le Propriétaire ne vouloit ni pour or ni pour argent leur permettre d’y toucher ; je voulus d’abord examiner les bancs de roches qu’ils me disoient traverser la rivière, entre lesquels ils ramassoient ces paillettes; mais ils avoient dégradé tout ce qui n'étoit pas recouvert de sable ou par l’eau.

Je fus trouver le Propriétaire de la vigne en question, pour lui demander la permission de sonder ces roches au bord de son terrain, il y consentit très-poliment, & m’offrit d’y travailler lui-même : comme l’endroit est escarpé & rongé par la rivière,j'eus la facilité d'examiner la nature des terres qui sont au-dessus de ces bancs de roches.

Il y a d’abord environ un bon pied de terre forte labourable, qui forme le sol de la vigne : au-dessous de cette terre il y a six bons pieds de terre fauve, entièrement semblable à celles dont nous avons parlé ci-devant, & dans laquelle il n'y a pas le moindre grain ferrugineux ni paillettes.

Ces terres portent sur un banc de rochecalcaire de la couleur des terressupérieures, c'est-à-dire d'une couleurocreuse plus ou moins foncée, ce banc dont nous ignorons l'épaisseur règne dans toute la plaine de S. Bausile au niveau du fond de la rivière d’Erault, il est feuilleté & rempli de fêlures horizontales.

Nous découvrîmes environ deux pieds de sa surface du côté de la vigne, & en ayant enlevé une première couche, nous trouvâmes dans la fêlure qui étoit audessous, une boue noire comme de l'encre, remplie d'un sable noir, la plûpart très fin, mais dans lequel je trouvai des grains ferrugineux de la grosseur d'un poids, & à la surface près, qui n'étoit pas lisse, entièrement semblables à ceux qui se trouvent dans les terres aurifères des environs de la Sèze.

Nous détachâmes denotre mieux cette boue, qui étoit un peu adhérente à la pierre ; & ayant mis le tout dans un plat, nous le lavâmes, & lorsque tout fut bien lavé, nous aperçûmes quantitéde très belles paillettes d'or, mêlées dans le sable noir, au fond du plat : il y en avait quelques-unes dont la surface égaloit celle d’une médiocre lentille, & les grains ferrugineux parurent alors dans leur état métallique.

Nous demandâmes si ce bancde roche calcaire contenoit de l'or danstoute son étendue ; on nous dit que non, & qu'il n’était aurifère que sur la longueur d'environ un demi-quart de lieue le long de la rivière, vis-à-vis le Village de S. Bausile, que plus haut il ne paraissoit pas le moindre vestige de paillettes, quoique le banc continuât ; mais qu’à une demi lieue plus haut, en remontant du côté de Ganges, il redevenoit aurifère, avec cette différence qu'il n'étoit pas à beaucoup près si riche que sous la vigne où nous avions fouillé.

Ce banc de roche est fort tendre, maisbeaucoup plus tendre du côté des fêlures que dans les autres endroits : c'est une véritable roche calcaire à demi dissoute par l'acide qui concourt à la formation de ces métaux, (l’or & le fer) & il n'est pas rare dans ces montagnes, toutes composées de roches calcaires, de trouver des endroits où ces roches sont en partie dissoutes, & changées en une véritable terre ocreuse & ferrugineuse.

Le banc en question incline sensiblementvers l’Occident, c'est-à-dire, vers la rive droite de la rivière ; sa pente vers le Midi suit exactement celle de la rivière qui n'est pas rapide dans cette petite plaine.

Une circonstance qui paroîtra singulière à quiconque n'y regardera pas de plus près, c'est que l’or qu'on trouve à la rive gauche de la rivière du côté de Montolieu est pâle, & fort aigre, au lieu que celui qu'on trouve à la rive droite est très doux & fort haut en couleur. Mais on ne sera point surpris de ce phénomène, si on fait attention que le banc de roche où ce métal se forme est plus profond à la rive droite qu'à la rive gauche, & que généralement parlant, les minéraux sont plus purs dans la profondeur que vers la surface de la terre.

Nous ne parlerons pas ici de quelle importance il seroit de sonder ce banc dans la profondeur, parce qu'il est très- vraisemblable qu'il se trouvera plus riche que vers sa surface ; & son épaisseur pourroit bien être très-profonde, & pourroit bien donner dans cet endroit ce qu'on appelle une bonne mine d'or. Nous en parlerons plus amplement au Chapitre du Diocèse de Montpellier.

Nous nous contenterons quant à présent, de déduire des observations précédentes les conséquences naturelles qui constatent la véritable origine des paillettes d'or qu'on trouve dans les rivières aurifères des Cévennes.

En effet, nous voyons d'abord icique cet or se forme dans des rochescalcaires, conjointement avec de la mine de fer ; que les principes qui constituent l'or ne se mêlent que foiblement avec ceux qui constituent le fer ; car ce fer ne contient que depuis une jusqu'à deux onces d'or au quintal tout au plus, & que les paillettes d'or se forment seules & isolées, & sont de la plus grande pureté, quoique mêlées avec un sable ferrugineux.

Voila la raison pour laquelle on ne trouve point de paillettes d'or dans les terres fauves qui ne renferment point en même temps des sables ferrugineux ou des grains de mine de fer, ce qui annonce que les principes de l'or sont analogues avec ceux du fer.

Il n'y a point de Minéralogiste qui ne sache que dans une montagne à peu près composée d'une même qualité de roches, il ne se forme des filons de mines que dans quelques cantons particuliers c'est-à-dire dans les endroits vers lesquels se portent les principes minéralisateurs ; car je ne crois pas que dans ce siècle éclairé on me dispute la formation successive des mines de toute espèce, ainsi que leur dissolution : je ne serois pas d'ailleurs embarrassé d'en démontrer le fait par plus d'une expérience ; il n'est donc pas étonnant qu'on ne trouve pas de paillettes d'or ni un sable ferrugineux dans toutes les terres fauves & calcaires qu’on observe dans les Cévennes.

Si le banc de roche aurifère qui se trouve au fond de l'Erault se trouvoit a mi-côte d'une Montagne, il s'y dissoudroit peu à peu, comme il fait effectivement dans l'endroit où il est, & se changeroit en une terre fauve aurifère, & l'on verroit sur cette côte des terres aurifères absolument semblables à celles qu'on observe sur les côteaux qui bordent la Sèze, l'Ardèche & les autres rivières ou s’amusent les orpailleurs.

Ces terres à mi-côte sont successivement délayées & entraînées par les ravins & les pluyes ; le sable ferrugineux, encore tendre, prend par les roulis une surface lisse & luisante, comme sont tous les cailloux & les autres pierres de rivière. Les paillettes d'or, d'abord assez larges, mais toujours minces, sont rongées & brisées par les mêmes roulis des terres & des sables : une grande partie se perd, le surplus est successivement entraîné, avec les sables ferrugineux, dans les rivières qui sont au pied de ces côteaux. Ici les matières plus pesantes que les terres, se déposent dans les recoins ou les angles de ces rivières où les orpailleurs les ramassent, & voila pourquoi les paillettes qu'on ramasse dans ces rivières sont beaucoup plus petites que celles qu'on trouve dans le banc de roche qui est sous l’Erault, & qui n'ont point subi de roulis. Telle est la véritable origine des paillettes d'or qu'on trouve dans les rivières aurifères des Cévennes, & je ne pense pas qu'il soit possible de mettre cette question dans un plus grand jour.

Nous ne dirons rien sur le travail des Orpail1eurs, M. de Réaumur l'a très-bien décrit. Nous observerons que sur la Sèze & l’Ardèche on lave les sables aurifères sur des espèces de tables couvertes d'une grosse étoffe faite exprès, parce qu’ici les paillettes sont brisées & fort menues, & qu'il faut laver une grande quantité de ces sables pour avoir fort peu de paillettes, au lieu que sur l'Erault on lave à la conche ou au plateau, parce qu'on n'y lave que les bourbes ferrugineuses ou matrices dans lesquelles ces paillettes se forment & où elles sont bien plus fortes que les précédentes.

On ramasse annuellement dans la rivière d'Ariège, qui, comme nous avons dit, traverse tout ce pays, environ pour 80000 livres d'or en paillettes, qui est porté à la Monnoie de Toulouse ; & afin que cet or ne soit pas porté ailleurs, tous ceux qui veulent s'occuper de ce travail, sont obligés d'avoir une permission des Officiers de cette Monnoie : au surplus, la manière dont ces orpailleurs s'y prennent pour ramasser cet or dans les sables de cette rivière, est la même que celle dont on fait usage sur les rivières du Gardon & de la Cèse, & dont nous avons parlé dans le premier volume de cet Ouvrage.


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